Le phénomène Matin Brun
Matin Brun, c'est l'histoire de Charlie et de son copain qui vivent une époque trouble, celle de la montée d'un régime politique extrême. Pour éviter les ennuis, pour conserver leurs petites habitudes, continuer à jouer aux cartes, et surtout par peur, ils choisissent de détourner les yeux et de ne pas se révolter. Persuadés qu'en continuant de respecter les nouvelles règles, tout ira pour le mieux pour eux...
Un beau jour et sur décision des scientifiques de l’État, tous les chiens qui ne sont pas bruns doivent être piqués, comme ce fut le cas pour les chats, quelques temps auparavant. C'est ensuite le journal Quotidien qui est interdit de publication. On le remplace par les Nouvelles brunes. Si les mots « chien » et « chat » apparaissent sans être accompagnés de l'adjectif « brun » dans des éditions, celles-ci sont alors jugées non conformes et sont retirées des bibliothèques. La société se « brunit » très vite, si bien que la population prend l'habitude de finir ses phrases par « brun », presque inconsciemment. La possession, par le passé, d'un chien ou d'un chat non brun est désormais punie par les miliciens de la ville qui sont habillés de brun, et cette mesure s'étend aux membres de la famille.
Le contrôle est devenu total et irrémédiable. Le narrateur regrette alors enfin sa passivité :
J'aurais dû me méfier des Bruns dès qu'ils nous ont imposé leur première loi sur les animaux.
Le titre de cet apologue fait explicitement référence à la « peste brune » (surnom donné au nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale). La narration conduite avec le point de vue interne cherche, à travers l'emploi d'un ton anecdotique, à sensibiliser le lecteur aux dangers de la pensée unique et du totalitarisme.
L'histoire n'est pas contextualisée volontairement. L'absence de lieu et de date permet l'identification de tout à chacun et il en va de même pour l'utilisation d'un langage familier et d'un style simple, voire dépouillé. Franck Pavloff explique que :
C'est aussi un texte sur l'échec du discours politique.
Le processus qui mène à l'installation d'une société totalitaire est décrit avec une simplicité et efficacité telles qu'il incite le lecteur à développer sa vigilance et son esprit critique.
Naissance d'un phénomène
Écrite au moment des élections régionales de 1998 et des alliances politiques entre la droite et l'extrême-droite, cette nouvelle cinglante du romancier Franck Pavloff - écrivain né à Nîmes en 1940, diplômé de psychopathologie et de sociologie, auteur de romans noirs et de livres pour la jeunesse – fut d'abord éditée par Actes Sud dans un recueil paru à l’occasion du salon du livre antifasciste de Gardanne.
Franck Pavloff se rendait régulièrement au collège Cévenol du Chambon-sur-Lignon dans lequel il étudiait plus jeune. Il y rencontra Jean-François Manier auquel il confia Matin brun. L'éditeur hésita longuement sur la forme en prose et la commercialisation mais, frappé par le texte, il décida finalement de le publier en petit livre à 1 euro, une somme symbolique reflétant la volonté militante de l'auteur (qui renonça à ses droits) et de l'éditeur.
Son catalogue, traditionnellement composé d’œuvres exclusivement poétiques, venait de s'enrichir d'un texte en prose, futur best-seller.
Le premier tirage à 10 000 exemplaires s'écoule sans aucune difficulté.
Jean-François Manier, s'interrogeant sur la lutte contre le fascisme, choisit de rééditer l'oeuvre en 2002, au moment de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles. Le livre s'était alors écoulé à 20 000 exemplaires avant le choc du 21 avril 2002.
Lors d'une émission de France-Inter où Jean-Marie Le Pen est l'invité de la rédaction, Vincent Josse mentionne la nouvelle. Cette promotion éditoriale involontaire et improbable fait grand bruit et c'est à ce moment-là que le livre est réellement découvert par le public.
Amorcé par une simple chronique radio, le « phénomène Matin brun », comme le nomme Le Monde le 5 juin 2002, est enclenché.
Vincent Josse veut en faire un disque et contacte, à cette fin, Jacques Bonnaffé et Denis Podalydès pour interpréter le texte et Enki Bilal pour l’illustrer. Le CD se vend à 60 000 exemplaires. Le livre, quant à lui, s'arrache : 80 000 exemplaires sont vendus pendant la seule semaine de Noël !
En 2010, Matin brun en était à sa quarantième édition, traduit dans vingt-cinq langues et vendu à 1,6 million d'exemplaires en France.
Ce phénomène de librairie a donc donné lieu à un livre sonore mais aussi à une adaptation en 2005 sous forme de court-métrage d'animation : Un Beau Matin, réalisé par Serge Avédikian à partir de peintures de Solweig Von Kleist.
Cheyne face au succès
Cheyne est une maison d'édition dont les 200 titres de son catalogue se sont vendus au total à environ 350 000 exemplaires. Ses méthodes d'impression (au plomb dans leur atelier avec une Linotype ou une couseuse) et de distribution sont artisanales.
Le phénomène Matin brun, Jean-François Manier le regarda donc de loin, en spectateur à la fois flatté et amusé. Il refusa à Hachette jeunesse et Pocket de reprendre le texte malgré le prix alléchant proposé et n'accorda pas de remises supérieures aux grandes chaînes de librairie. Franck Pavloff fut bien content de ce « pied de nez aux grandes structures ».
L'édition du livre fut tout de même une aubaine non pas tant en termes de retombées financières que de notoriété et d’image.
Mais ce fut aussi un pari : celui de répondre à la demande (Cheyne engagea des petites mains supplémentaires pour y parvenir) sans exploiter le succès, au risque de transformer le livre militant en simple produit.
Le succès de Matin brun n'eut aucun impact sur la vente des livres de poésie de la maison d'édition mais il permit à cette dernière de multiplier ses visages tout en restant fidèle à sa ligne éditoriale. De l'artisanat typographique au million d'exemplaires vendus d'un même ouvrage, Cheyne est une véritable aventure littéraire.
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