Peu de monde dans la salle des pas perdus. Il consulte le tableau des arrivées et des départs. Le premier train va sur Paris dans une demi-heure. Paris, donc Vichy. Si rien ne se passe dans ces trente minutes, il est sauvé. Les guichets sont ouverts, il prend son billet, va sur le quai, un quai qui s’étire le long des bâtiments et même bien au-delà, un quai désert. Il le suit. Il regarde fuir les rails et briller les signaux. Étoilement du ciel et des voies. En bas, étoilement rouge. Symbole ? Oui, symbole qui l’atteint tout droit, qui l’oppresse. Les voies humaines doivent-elles aboutir dans le sang, fatalement, faute d’aiguillage ? Et même, quelle fragilité ! Depuis qu’il est à Riom, sur quelle étrange voie s’est-il engagé ? Quelle part de hasard, d’instinct, de volonté ?
Il lui semblait se contempler lui-même, se donner un spectacle à lui-même. Il était entré dans une parenthèse, comme le théâtre est une parenthèse à notre vie. Parenthèse qui l’a soustrait à ses habitudes, qui l’a délié, libéré de tout. Libéré ? Libération enchaînée. Il n’avait jamais eu un sentiment d’aussi intense liberté, tout en étant aussi étroitement tenu en lisière ? Sentiment qui s’accouplait avec un état nouveau de son cœur, dû à un choc extraordinaire. Choc qui avait fait place vide, qui avait tout nivelé. […] Coup de foudre ! Gabriel savait  ce que c’était maintenant. Pas d’image plus juste. Un visage, un regard, et l’éclair flamboie, brûle, transmue. On n’est plus qu’élan et certitude. Toute l’âme se précipite en avant. Mais pas la peine de se leurrer. Même pour les poètes, le corps pèse plus lourd.

Le Beau Gabriel, la procession, page 227-228, édition Henri Ogé

 


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