La Croule, ou l’identité narrative en question
L’histoire
Seule, soudain une tristesse me prit. J’imaginai très bien tout ce qui allait se passer dans un bref avenir. Dans cette aventure j’étais d’avance sacrifiée : aussi bien Didier qu’Isabelle, aucun des deux n’aurait plus besoin de moi. On se servirait de moi et puis, bonsoir ! on me planterait dans un coin. J’eus le cœur lourd d’une mauvaise jalousie. Je n’étais pas jolie, moi, je n’avais pas « l’esprit aérien », jamais sans doute je n’inspirerais de sentiment aussi grand, aussi magnifique. Ma destinée serait d’accepter le mari que me présenterait ma mère ou de me flétrir dans la solitude. Accablée par ces misères imaginaires, je m’étendis sur les mousses. La tête repliée sur mon bras, je n’eus pas honte de pleurer.
Je m’endormis. Le cri d’un geai me réveilla. J’étais légère, neuve. Les sentiments troubles qui m’avaient assaillie s’étaient décantés pendant mon sommeil. Tout au contraire, ce frère si chéri, cette douce Isabelle, il me faudrait les protéger, les aimer doublement ensemble. Eux si beaux, si parfaitement créés l’un pour l’autre allaient avoir tant de traverses pour arriver au bonheur !
La Croule, Édition Henri Ogé, p. 89-90
Transgression des frontières de l’écriture genrée
La dimension fictionnelle est toujours délicate à appréhender dans un récit à la première personne du singulier. Signe de l’autobiographie, certains auteurs s’amusent pourtant de cette norme du « je ». Cette frontière entre les genres, masculin et féminin, entoure l’écrivain qui ne peut pas en faire abstraction. Ces lignes toutes tracées délimitent la création et divisent les catégories. Mais pour ne pas être contenu ou limité, l’auteur peut choisir de les contourner, les traverser, voire les détruire. Cette frontière du genre imprègne alors son œuvre.
Dans le cas de La Croule, il s’agit, à première vue du journal d’une jeune fille.Mais l’auteur démiurge Jean Vissouze a le pouvoir et opte pour une stratégie littéraire peu fréquente, celle d’adopter l’identité narrative du sexe opposé. Il s’agit donc d’une autobiographie fictive.
Pour un premier roman, c’est un choix audacieux qui mérite d’être relevé.
C’est ainsi tout "l’art du roman" qui est en germe dans cette narration car l’auteur doit faire preuve d’une psychologie subtile pour revêtir le costume d’une enfant, puis d’une jeune fille qui deviendra femme et pour finir, vieille femme. Opter pour un narrateur de sexe opposé (la jeune Alix) cela signifie construire une vraisemblance narrative en transposant la réalité vers la perspective du sexe opposé. C’est une véritable expérience littéraire à laquelle se voue Jean Vissouze et qui consiste à se mettre " dans la peau " d'un personnage de l'autre sexe, à oser abandonner son « je » sexué pour acquérir une liberté nouvelle.
Interrogé sur l’écriture du personnage d’Alix, Jean Vissouze explique qu’il n’a pas collationné de notes ni dépeint une jeune fille en particulier :
J’ai connu beaucoup de jeunes filles. J’ai pris beaucoup d’intérêt à étudier ces êtres secrets ou impulsifs, fantasques ou pleins de fausse pondération.
C’est donc l’étude des femmes dans leurs reliefs les plus romanesques qui a conduit l’imagination de l’écrivain :
L’homme ne peut-il saisir dans son secret l’âme féminine ?
Avant d’être soumis à Grasset en 1943, le roman resta plusieurs années dans un tiroir. Une fois accepté, à cause des circonstances, le roman attendit encore deux ans avant de paraître. Jean Vissouze portait beaucoup d’intérêt aux milieux féminins sclérosés. L’éditeur Grasset crut d’ailleurs, à la lecture du manuscrit, que Jean Vissouze était un pseudonyme de femme et cela faillit même faire refuser le manuscrit. En effet, les éditeurs se méfiaient d’un premier roman féminin, préjugeant que « beaucoup de femmes épuisent en un seul roman autobiographique leurs possibilités ». Cette identification de l’auteur à son personnage est le signe d’une vraisemblance littéraire maîtrisé à la perfection. Alix la jeune héroïne parle d’amour et nous oublions qu’un homme se dissimule derrière les sentiments ainsi décrits :
Dominés par le sentiment dont nous sentions monter en nous le flux grandissant, nous ne percevions de la romance que la cadence triste et poignante. Il n’y avait pas en nous place pour des mots et pourtant, à chaque refrain, des mots sonnaient à mes oreilles puis s’évanouissaient avant que j’en eusse reçu la révélation. Soudain, le voile se déchira, la main de Henri serra plus fort la mienne, la voix s’élevait, l’accordéon soutenait et le chant s’inscrivit dans nos cœurs :
Tout est permis quand on rêve…
Au même moment nos yeux se rencontrèrent. Ils y lurent le même aveu si clairement que nous fûmes secoués d’un long frisson. Plus rien n’exista. La violence toute nue de la passion nous possédait. Nous quittâmes le cercle le cœur étreint de bonheur et longtemps les voix, stridentes ou nasillardes, lancinantes, inoubliables, nous poursuivirent.
La Croule, Édition Henri Ogé, p. 144
La stratégie littéraire de Jean Vissouze s’est révélée payante car le récit est captivant par l’authenticité du ton employé. Il révèle une vraie nature d’écrivain qui a conscience de la valeur de l’expérience humaine, et cela est sensible tant dans la description des émois de la jeune Alix, que dans la séduction des paysages auvergnats sans oublier la peinture que Jean Vissouze fait du milieu des hobereaux ou des luttes politiques parisiennes (aussi bien dans les milieux de presse que ceux du militantisme).
Cette poursuite du bonheur – motif qui accompagne toujours les œuvres de Jean Vissouze – est saisie à travers le prisme d’une sensibilité grave et pudique. Féminine, en un mot.
Et c’est là la véritable réussite de ce premier roman fictif : on identifie malgré soi l’héroïne et l’auteur.
Source : "Rendez-vous avec Jean Vissouze", Clermont-Auvergne, 18 septembre 1951, propos recueillis par Hélène Jacques-Lerta
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